Excellent ici, moyen ailleurs
- zoghbisara8
- il y a 4 jours
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On peut avoir exactement le même CV, les mêmes années d’études, les mêmes nuits blanches… et découvrir, en changeant de pays, qu’on est passé de « profil exceptionnel » à… « profil tout à fait correct ». Apparemment, la valeur du travail se déplace un peu plus vite que les personnes qui le produisent. (D’ailleurs, que veut dire « tout à fait correct » ?)
On parle souvent d’« élitisme » comme d’un vilain mot et de « médiocrité » comme d’un jugement définitif sur quelqu’un. En pratique, ce sont surtout des étiquettes collées à partir de critères qui changent selon les cultures, les systèmes scolaires ou encore les milieux professionnels. Être « moyen » peut être vécu comme une catastrophe dans un endroit, et comme une position très honorable ailleurs, surtout quand l’objectif premier est de tenir debout, payer son loyer et préserver un minimum de santé mentale.
Dans certains contextes, un 14 sur 20 est presque une menace déguisée. On ne célèbre pas vraiment le diplôme, encore moins la persévérance, mais uniquement le rang, le prestige de l’institution, le caractère « brillant » du parcours. L’élitisme, ici, n’est pas un problème à dénoncer : il est la norme d’arrière-plan. Tout ce qui ne frôle pas le « très bien » est rangé dans la catégorie « peut mieux faire ». Une hésitation, un changement de discipline, une réorientation professionnelle suffisent à faire basculer dans le camp des gens qui « ne savent pas ce qu’ils veulent ». La personne qui cumule plusieurs vies, plusieurs pays, plusieurs langues, est bien souvent perçue comme dispersée plutôt que comme expérimentée. La polyvalence impressionne beaucoup moins que le nom de l’école imprimé en haut du diplôme.
Ailleurs, le décor est presque inversé. Se présenter comme « excellent », détailler ses réussites, afficher clairement ses ambitions finit vite par gêner. On préfère les profils rassurants, ceux qui répètent qu’ils ont encore beaucoup à apprendre, qui insistent sur leur chance d’être là et sur l’importance du travail d’équipe. Dans ces milieux, on peut être très compétent, mais il est de bon ton de le dire à voix basse. Celui ou celle qui arrive avec des réflexes très élitistes, un langage de performance, une habitude d’exiger beaucoup, se retrouve vite affublé de qualificatifs charmants comme « intense », « perfectionniste », voire « un peu trop ». La médiocrité, elle, existe toujours, mais quand elle est calme, polie et souriante, elle circule mieux.
La langue ajoute une couche supplémentaire à ce théâtre d’ombres. Dire d’un travail qu’il est « correct » peut être un compliment discret ou une façon polie de dire qu’on est déçu. « Moyen » peut signifier « pas mal du tout, compte tenu du contexte » ou « vraiment en dessous de ce qu’on attendait ». Le mot « excellent » lui-même n’a pas le même poids selon qu’il est utilisé avec parcimonie ou distribué à la moindre copie rendue dans les temps. Il ne s’agit pas seulement de vocabulaire : derrière chaque adjectif, il y a une histoire de normes, de seuils, d’habitudes.
Tous les secteurs, enfin, ne jouent pas avec les mêmes marges. Dans certains espaces professionnels, une part d’élitisme est directement liée à la responsabilité : personne n’a envie d’une chirurgie « globalement satisfaisante », d’une interprétation judiciaire « à peu près juste » ou d’un pont « plutôt bien construit ». Dans d’autres contextes, en revanche, une organisation approximative, des délais flous ou des informations incomplètes semblent faire partie du paysage. On parle alors d’« ajustements », de « réalités du terrain » ou encore de « contraintes logistiques ». Derrière ces euphémismes, il y a parfois une médiocrité très stable, presque confortable.
Au lieu de se demander si les gens sont « trop élitistes » ou « pas assez exigeants », il devient plus intéressant de regarder d’où viennent les critères eux-mêmes. Qui a décidé qu’ici, ce niveau de langue, de rigueur, de disponibilité ou de productivité constituait le minimum acceptable ? Quand ces normes ont-elles été fixées ? Pour servir qui ? Il y a souvent beaucoup moins d’objectivité qu’on ne le prétend… et beaucoup plus d’histoire, de rapports de force, de traditions importées sans discussion.
Derrière chaque accusation de « médiocrité » se cache une certaine idée de ce que devrait être un bon parcours, un bon service, une bonne performance. Derrière chaque dénonciation de l’« élitisme » se loge souvent la peur d’être tenu à l’écart parce qu’on vient d’ailleurs, qu’on a un accent différent, un diplôme inconnu ou une trajectoire qui ne rentre pas dans les cases prévues. Mettre ces normes à plat, les nommer, les expliquer, ce n’est pas un luxe théorique. C’est la condition pour que les évaluations soient un peu plus justes, que les commentaires ne détruisent pas inutilement la confiance et que l’on puisse, parfois, reconnaître une vraie compétence là où l’on s’était contenté de voir une « exception culturelle ». Au fond, la question n’est peut-être pas de savoir si nous vivons dans une société trop élitiste ou trop complaisante. Elle serait plutôt : « Qui a placé la barre là où elle est, et à qui profite vraiment cette manière de mesurer l’excellence et la médiocrité ? »

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